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20 août 2009 4 20 /08 /août /2009 16:00


Pour tout bon documentaliste qui se respecte, l’enregistrement sur ordinateur de l’emprunt d’un roman par un élève est une tâche d’une banalité affligeante, qui peut s’effectuer sans dommage de manière concomitante à la lecture de l’Equipe. Un peu comme planter un clou pour un charpentier, balancer la purée pour un militaire ou mentir pour un vendeur de voitures d’occasion.
Au collège de La Roche, par contre, outre le fait que ledit quotidien y est, comme tous les autres quotidiens, introuvable, il s’agit d’un véritable chemin de croix à côté duquel les missions impossibles de M. Phelps et de sa bande pourraient passer pour de banales sorties récréatives entre potaches.

Pas plus tard qu’il n’y a pas longtemps, au CDI (Centre de documentation et d'Information) du collège, un élève s’approche d’un pas hésitant de mon splendide bureau en bois d’arbre contreplaqué. Dans sa petite main, il tient fébrilement un exemplaire du « Lion » de Joseph Kessel (collection 1000 soleils, éditions Gallimard, pour les amateurs du genre).



- …

- Oui ? Que veux-tu ?

- …

- Qu’est-ce que tu veux ?

- … Livre…

- Quoi, « livre » ?

- … Prunter.

- Tu veux le rendre ou l’emprunter ?

- … Prunter.

- Tu veux emprunter ce livre ?

- ^^

- Est-ce que tu as lu le résumé ?

- ???

- Lis le résumé, ici, au dos du livre. Tu verras ainsi si ce livre peut te plaire ou pas…

Surpris mais pas contrariant pour un franc pacifique, il s’exécute avec difficulté et annone tant bien que mal un flot d'onomatopées indistinctes. Au bout de quelques instants, j’abrège son calvaire, lui prends le livre des mains et entame moi-même délicatement la lecture :

« La tête tournée de mon côté, un lion était couché sur le flanc. Un lion dans toute la force terrible de l’espèce et dans sa robe superbe. Le flot de sa crinière se répandait sur le mufle allongé sur le sol. Et entre les pattes de devant, énormes, qui jouaient à rentrer et à sortir leurs griffes, je vis Patricia. Son dos était serré contre le poitrail du grand fauve. Son cou se trouvait à portée de la gueule entrouverte. Une de ses mains fourrageait dans la monstrueuse toison.
- King le bien nommé. King, le roi. Telle fut ma première pensée. »

Je lève les yeux au dessus du bouquin. Le petit sauvageon, très impressionné par cette lecture évocatrice d’une intensité torride, est en train de tirer sur un fil qui dépasse de la chauffeuse accolée à mon bureau.

- Est-ce que ça te plaît ? Je parle du livre…

Il sursaute, ayant depuis un petit moment oublié ma présence.

Malgré l’imperceptible haussement de sourcil marquant son acquiescement, je sens bien que le cœur n’y est pas. Sa moue boudeuse ne me laisse que peu de place au doute.

- Ça parle de quoi ?

- … Lion… me répond-il après quelques instants de réflexion, mis à profit pour jeter un coup d'oeil à l’illustration pleine page de couverture représentant une superbe tronche de roi de la jungle.

Un peu courte à mon goût, cette explication de texte. D’un autre côté, et après réflexion, je ne suis finalement pas persuadé qu’il  y ait grand-chose de plus à retirer de cette scène d’une platitude mortelle. Je ne m’étends donc pas outre mesure là-dessus et regrette presque d’avoir posé cette question ridicule.

- Attends, je vais voir si je te trouve quelque chose de mieux. Tu aimes les animaux ?

- ^^.

Je farfouille dans mon tiroir secret, qui recèle quantité de trésors que je ne peux me permettre de laisser en vente libre, offerts à la convoitise générale. J’en ressors fièrement un opuscule flambant neuf d’une vingtaine de pages écrites en gros caractères et avec plein de jolies images, « Le loup Loulou » de Anne-Marie Chapouton, aux éditions Bayard Poche, collection « Les belles histoires pour les 3-7 ans ».

 


- Tiens, lis-moi ça, tu m’en diras des nouvelles…

Docile, il s’exécute :

« Il… y ét… heu… a… vait… une f… f… fois… un l… oup que i qui… se a s’a… ppel… ait Lou… lou Loulou.

Je lui prends doucement l’ouvrage des mains, une file d’attente composée de nombreux candidats assoiffés de Culture commençant à se former derrière lui, et poursuit la lecture :

« Ce pauvre loup Loulou n'a pas de chance : lui qui ne rêve que de viande saignante, il a épousé une femme qui ne cuisine que des légumes bouillis ! Alors, un beau soir, Loulou part. Il part à la chasse, bien décidé à dévorer le premier animal qui lui passera sous le nez. Mais les bêtes ne sont pas si bêtes : elles le voient venir, le loup Loulou, avec ses grandes dents et son air bêtement affamé... »


- Alors, ça te plaît ?

- ^^.

- C’est quand même mieux que du Kessel, hein ?

- ^^.

- Bon, alors, tu prends lequel ?

- …

- Tu veux emprunter lequel ? Celui-là ou celui-là ?

Il hésite intensément, ce que je comprends tout à fait. Pas facile de se décider, le choix est cornélien comme on dit quand on a des lettres. Kessel ou Chapouton, lion ou loup, salé ou sucré…

Finalement, après un long suspens insoutenable seulement troublé par quelques reniflements furtifs (la grippe A, contrairement  à l’essence et au gaz, est arrivée jusqu’à Maré), le petit d’homme se jette à l’eau :

- Lui ! me souffle-t-il d’une voix étranglée par l’émotion, en me désignant fébrilement le canidé d’un index tremblotant.

Je lui exprime toute ma gratitude d’un regard complaisant, soulagé par ce choix que j'appréhendais quand même le cœur battant. Toute autre réponse, en effet, aurait constitué un échec personnel terrible dont je ne me serais remis qu’avec difficulté.

- C’est bon ? me demande-t-il néanmoins, doutant soudainement de la justesse de sa réponse.

- Oui, oui, c’est un bon choix, le rassuré-je immédiatement à son plus grand soulagement.

Je décide alors d’officialiser cet emprunt sur ordinateur et, dans un moment de grand égarement, lui demande son nom…

(à suivre)




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commentaires

F
LA suite, la suite, cette attente est iasoutenable. J'aime cette fraicheur...et la gentillesse qui émane de ton récit, aucune moquerie, que de la tendresse, et ça fait du bien !
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B
<br /> Merci, Fanny, c'est sympa. Je vois que tu es toujours fidèle par ici !<br /> Pour la suite, ça ne devrait plus tarder, maintenant. Encore une ou deux phrases gentilles et tendres à ciseler au couteau...<br /> <br /> <br />
L
Eh Bob! Il faut entretenir ses classiques! Qui ne connais pas Dora l'exploratrice, la coqueluche des 4 - 74 ans. Les Malheurs de Sophie et Babar, c'est "has been".
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B
<br /> Les Malheurs de qui ?<br /> <br /> <br />
J
Si ça peut aider, nous avons aussi at home la collection complète des aventures de Dora l'exploratrice mais il y a du texte et en plus c'est bilingue !!!
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B
<br /> Dora l'exploratrice ? C'est écrit avec quel genre d'images ?<br /> <br /> <br />
P
waouw! pour un peu je délaisserais mon amitié ancestrale pour jm et je voterai pour toi!
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B
<br /> Non, Pierrot, déconne pas, ça me gène...<br /> Bon, d'accord, mais juste pour cette fois, alors !<br /> <br /> <br />
L
Et quel âge avait-il ce petit fils d'homme et bravo au grand oiseau pédagogue d'avoir sû si subtilement aîguiller ce choix si difficile entre lion et loup. Et Dieu si j'eusse eu tel oiseau du temps de ma jeunesse folle, je n'eusse point hésité entre Verlaine et St Ex!
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B
<br /> Oh, l'âge d'être en classe de... comment... de collège. Pas plus, pas plus.<br /> <br /> <br />