Inauguration, aujourd'hui, d'une nouvelle rubrique qui devrait connaître un grand succès et intitulée sobrement « les dialogues improbables ». Des dialogues garantis 100% maréens.
Je suis seul sur ma terrasse en cette chaude soirée du mois de mars. Il est 20h00, mais, malgré l'été qui joue les prolongations, la nuit est tombée depuis longtemps. Sans se faire mal, fort heureusement. Je savoure une salade d'avocats maison, production locale qui fait la renommée de l'île, tout en dévorant la page sport des Nouvelles Calédoniennes (il faut dire qu'elles sont constituées, pour la rubrique internationale, d'extraits de la Bible, pardon, de l'Equipe de la veille, ce qui permet de continuer à vivre dignement).
Le silence est total, simplement troublé par les bruits de la nuit, le couinement de margouillats rampants au plafond et le vol en piqué de papillons désorientés.
La route principale (et unique si l'on excepte quelques chemins de traverse) de Nécé qui borde ma maison, une trentaine de mètres plus avant, est déserte. Parfois, un grincement caractéristique m'indique qu'un cycliste est en train de passer, tout feu éteint. Je ne le distingue même pas dans le noir. Plus rarement, le passage d'une automobile brinquebalante jette sur le terrain des ombres irréelles, lorsqu'elle est munie de phares, bien sûr.
Bien qu'absorbé par la lutte que se livrent Nancy et Marseille pour la 3° place du championnat (depuis que les marseillais luttent à armes égales avec leurs concurrents, ils ne se battent plus que pour les accessits), je perçois soudain une présence humaine, à côté de moi.
Un kanak d'une quarantaine d'années se tient debout, à quelques centimètres de la table. T-shirt sale, short du même tissu, il est pieds nus ce qui explique qu'il ait pu traverser la terrasse dans toute sa longueur (quinze mètres, quand même) sans que je ne perçoive le moindre bruit. Seul un léger bruissement, en fin de course, m'a fait sursauter. Je ne suis pas cardiaque, fort heureusement, faute de quoi cette histoire n'aurait jamais pu être révélée à la communauté internationale en émoi.
Je l'interroge à la locale, c'est-à-dire d'un haussement de sourcil signifiant, tout à la fois, ma surprise et un léger mécontentement. Devant l'absence de réaction, l'individu se contentant de me fixer d'un œil morne, je prends l'initiative du dialogue, d'une voix moyennement assurée :
- Qu'est-ce que vous voulez ?
Aucune réaction. Son regard, toujours aussi impassible et intimidant, est rivé sur moi. J'ai du mal à le soutenir et ne peux m'empêcher d'abaisser les yeux. J'en profite pour m'assurer qu'il ne tient pas un sabre dans sa main calleuse. Tout va bien de ce côté-là.
Tout à coup, semblant sortir de léthargie, son visage s'anime quelque peu et le voilà qui prend l'initiative de relancer le débat :
- ça va ?
- Heu... oui,... et vous ?
Haussement de sourcil affirmatif, me voilà rassuré sur son compte.
Décidemment très en verve, le voilà qui reprend la parole, cette fois-ci avec un large sourire :
- Bon, ben... à demain.
Sans attendre ma réponse, qui, de toutes façons est restée bloquée dans ma gorge, mais après m'avoir chaleureusement serré la main, il fait demi-tour et retraverse lentement la terrasse, direction la sortie. Puis, après avoir descendu deux marches, il foule la pelouse d'une démarche traînante et disparaît mollement dans la nuit.